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samedi, 10 novembre 2012

VOUS AVEZ DIT LACAN ? (fin)

Pensée du jour :

 

« Cette chronique ne cesse de se préoccuper de l'homme, de le poursuivre, de le piéger, de le traquer à travers l'apparence, de chercher à tracer son portrait éternel. Tout au moins son ombre chinoise ».

 

ALEXANDRE VIALATTE

 

 

Résumé : le style écrit de JACQUES LACAN, c’est bien connu, est une sorte d’Everest pour un lecteur ordinaire. C’était tout à fait concerté et volontaire de sa part. C’en était au point que même ses collègues psychanalystes le trouvaient illisible, et qu’il a dû, dans certaines circonstances que ROUDINESCO expose, faire un (petit) effort de lisibilité. 

 

L’autre aspect négatif de LACAN que je retiens du livre de ROUDINESCO, c’est le caractère très moyennement sympathique du personnage. L’une des principales raisons est l’obsession de l’argent. L’auteur écrit : « A sa mort, à la différence de Balthazar Claës [drôle de renvoi au personnage de La Recherche de l’absolu (BALZAC), mais la 8ème partie du livre porte précisément ce titre], Lacan était donc richissime : en or, en patrimoine, en argent liquide, en collections de livres, d’objets d’art et de tableaux » (p.514). Richissime ! 

 

Je me rappelle avoir lu dans le temps (dans la revue Actuel, 2ème mouture) un article insolent sur maître LACAN, illustré entre autres d’un dessin le représentant brassant plein de billets de banque dans un grand tiroir ouvert. Il y avait donc du vrai. 

 

Une de ses filles est d’ailleurs, si je me souviens bien, devenue conseil en immobilier, pendant qu’un fils opérait dans la finance. Sa fille préférée, JUDITH, à la suite de je ne sais plus quel micmac, n’a porté son nom que deux ans, intervalle entre la démarche administrative pour avaliser la filiation et son mariage avec le redoutable JACQUES-ALAIN MILLER, dont elle a adopté le patronyme. 

 

Cette richesse énorme, il la devait à son incomparable maîtrise dans la discipline psychanalytique et à l’incontestable (voire incroyable) succès rencontré par son enseignement auprès de différentes générations d’analystes. Les gens (y compris des célébrités parisiennes) se bousculaient à son séminaire. 

 

Mais cette richesse, il la devait aussi à l’une des raisons qui l’ont coupé des autorités de la profession : la durée de la séance. L’IPA (l’association internationale) tenait à des séances uniformément étendues sur trois quarts d’heure. LACAN inventa la « durée variable », autrement dit les séances réduites à quelques minutes à la fin, voire interrompues au bout de quelques instants.

 

On se pose forcément la question de l'escroquerie (ce n'est pas la même chose de recevoir 15 patients et d'en recevoir 60 ou 80 dans la journée ; on pense aux "gagneuses" de Barbès qui épongeaient  autrefois le micheton à la chaîne et à 100 balles). 

 

Une autre raison est à chercher du côté de la certitude absolue qu’il a de son propre génie, et de la confiance infinie qu’il a en lui-même. Plongé dans sa recherche, plus rien d’autre n’existe que celle-ci. On peut se dire que BALZAC ou CÉLINE non plus ne doutaient de rien. 

 

Mais cela peut rendre les relations délicates : LACAN n’hésite pas à réveiller ANDRÉ WEISS en pleine nuit pour le supplier de lui donner la solution de l’énigme que celui-ci lui a posée pendant la soirée (les « trois prisonniers », intéressant, mais je ne vais pas vous embêter avec ça, parce qu’il faudrait encore développer). C’est sûr que cela comporte un aspect fascinant. 

 

Qu’est-ce que je retiens d’autre, de la lecture d’un ouvrage consacré à un homme qui a, en son temps, défrayé la chronique ? J’ai connu un homme (que je suis très heureux d’avoir perdu de vue) qui a croisé LACAN. C’était à l’hôtel Pigonnet (catégorie *****, oui, 5 étoiles), à Aix-en-Provence. 

 

Je n’ai pas retenu toutes les circonstances, mais au moment où il était assis dans le salon de réception, il a vu un monsieur descendre l’escalier, se diriger vers l’Accueil pour je ne sais plus quoi. C’était JACQUES LACAN, et d'une, et il était à poil, et de deux. Ma foi, pourquoi pas ? Quand on est riche et célèbre, on peut se permettre l’excentricité, au motif que le riche est plus libre que le pauvre. 

 

Je retiens encore le fait que, si une foule de gens reconnaissent que LACAN a renouvelé en profondeur la lecture de l’œuvre de SIGMUND FREUD, c’est en bonne partie parce qu’il a énormément travaillé les philosophes (et avec eux) de son temps : HUSSERL, JASPERS, KOYRÉ, KOJÈVE, HEIDEGGER, et d’autres plus anciens, dont HEGEL. 

 

Ce sont ses lectures et échanges philosophiques qui ont nourri ce renouvellement. ROUDINESCO pointe d’ailleurs les trois sources de l’inspiration lacanienne : médicale (c’est un médecin), intellectuelle et artistique (copain de DALI et d’ANDRÉ MASSON, passés par le surréalisme). A cet égard, la biographie de LACAN par ROUDINESCO (je dis ça, moi qui n’ai guère de points communs avec la psychanalyse) est un excellent travail de reconstitution d’une démarche et d’une trajectoire, tant pour la vie que pour l’œuvre du personnage. 

 

J’ajouterai pour finir que ce n’est pas un livre sans faiblesses. Celle que je considère comme principale est dans la composition elle-même. Plus on descend le cours du temps, plus l’exposé perd en esprit de synthèse, et tombe un peu, disons-le, dans l’anecdotique, pour ne pas dire le « people ». Et plus on se perd dans des détails qui s’étalent indûment. 

 

Si je peux avancer une explication : l’auteur est entré dans le circuit parisien organisé autour de LACAN à une certaine époque. Et ce dont elle-même a été témoin direct (ou presque) prend une ampleur que n’ont pas des sources plus anciennes (écrits et entretiens divers). Le synthétique résulte d’un travail de reconstruction a posteriori, comme « en laboratoire », le dilué venant d’un relatif manque de recul, dû à la présence "in vivo". 

 

Et le moment où la biographie donne l’impression de s’effilocher et de tirer en longueur, je le situe quand l’auteur devient elle-même partie prenante. Qu’elle soit entrée dans le jeu n’a rien d’étonnant : elle est la fille de JENNY AUBRY (née WEISS, puis épouse ROUDINESCO, puis ...). Le monde est petit, comme on l’a vu avec DIDIER ANZIEU, le fils de MARGUERITE PANTAINE, qui a, sous le nom d’ « Aimée », servi de marchepied (de paillasson ?) à JACQUES LACAN. 

 

Dernière remarque, inspirée par le dernier chapitre, intitulé « France freudienne : état des lieux ». Impressionnant, franchement. Il y avait la SPP et l’APF (je ne détaille pas, le P est pour "psychanalyse", le F pour Freud), augmentées de l’OPLF et du Collège de psychanalystes. Ce sont des associations professionnelles. Ajoutons l’EFP fondée par LACAN. Je me contente d’énumérer la suite : ECF, AF, CFRP, Cercle freudien, CCAF, EF, FAP, CP, Coût freudien (sic !), GRP, Errata, ELP, Psychanalyse actuelle. 

 

Et moi qui croyais que le pompon de la scission et autres formes de scissiparité était détenu haut la main par les sectes trotskistes ! Quel désappointement ! Je vais être obligé désormais de changer de cible, et sans même avoir à caricaturer : la cible se caricature elle-même !!! Parce que la liste ci-dessus s’allonge dès la page suivante : entre 1985 et 1993, pas moins de « quatorze associations supplémentaires ont vu le jour. Six d’entre elles sont des créations nouvelles, deux sont le résultat de scissions, et six sont des lieux fédératifs » (p. 552). 

 

Vous voulez une image du sac de nœuds ? Une représentation du nœud de vipères ? Du merdier ? De la confusion générale ? De l’imbroglio ? De l’enchevêtrement ? Alors, mieux que les sectes trotskistes, ouvrez la caisse aux psychanalystes, regardez-les grouiller, ... et vous serez servis. 

 

Voilà ce que je dis, moi. 

lundi, 05 novembre 2012

BALZAC 4 PAR MAUROIS

Pensée du jour : « L'homme se sent petit devant l'animal. Le rhinocéros le rend timide, le loup craintif, le chien de garde rapide. L'homme a pour le chat et le basset des indulgences qu'il n'aurait pas pour le sous-préfet le plus distingué ».

ALEXANDRE VIALATTE

 

J’ai rarement lu des biographies. Pourquoi ? Je n’en sais rien. Peut-être parce que, pendant très longtemps, j’ai été hanté par le fantôme de Lagarde et Michard, augmenté du spectre de GUSTAVE LANSON, vous savez, « Untel, sa vie, son œuvre », les dates qu’il fallait enregistrer sans se poser de question, sans avoir besoin de comprendre. C’est vrai, ça, et c’est une vraie question : « Peut-on expliquer l’œuvre de CÉLINE par la vie de LOUIS DESTOUCHES [le vrai nom de CÉLINE] ? ». 

 

Peut-être aussi m’étais-je convaincu, en opposition avec le tandem imposé par cette grille de lecture « la vie et l’œuvre », que seule cette dernière méritait d’être cultivée pour elle-même, « œuvre » devant être comprise comme « œuvre d’art » ; et ce qui se passe pour les peintres devant se passer de la même manière pour tout artiste : ce qui reste accroché aux cimaises des musées, ce n’est pas la biographie de RAPHAËL ou de POUSSIN, ce sont leurs tableaux. 

 

Ce qui est sûr, c’est que nulle paroi étanche ne sépare le biographique du catalogue des œuvres : il faut bien que l’auteur, s’il est passé à la postérité, ait puisé la matière de ses livres ailleurs que dans l’imitation de ce qui s’est fait avant lui, sinon la postérité aurait préféré l’original à la copie, et il serait tombé dans l’oubli. 

 

C’est exactement ce qui s’est passé dans la peinture et dans la musique : dans les histoires qu’on en a rédigées, les historiens (parfois à tort) ne gardent que les principaux noms qui jalonnent la trajectoire de quelque chose qu’on appellera Histoire de la peinture et Histoire de la musique. Les épigones et les petits maîtres, ceux qui passent au second plan et que ne connaissent que les spécialistes, sont ceux qui, après coup, se révèlent n’avoir rien écrit, peint ou composé de vraiment neuf. 

 

Là, des biographies, j’en ai lu trois, coup sur coup. Je ne me reconnais pas. Comment se fait-ce ? Qu’est-ce qui m’a pris ? Mystère. J’ai commencé par celle de LOUIS-FERDINAND CÉLINE. J’en ai parlé il n’y a pas si longtemps. HENRI GODARD est sans doute celui qui connaît le mieux le bonhomme dans le monde contemporain. Il sait travailler. 

 

Son livre est horriblement documenté, et monstrueusement intéressant. Sans rien taire des côtés sombres de son personnage, de ses faiblesses, et pour tout dire, de sa folie furieuse et géniale, il livre les données d’une vie sans chercher à en dévoiler le mystère inentamable. Ma foi, je suis sorti de la lecture de ce pavé content de ma dépense (25,5 €, Gallimard, 2011, 530 pages à lire), pour ce qui est du rapport qualité / prix. 

 

La biographie de HONORÉ DE BALZAC par ANDRÉ MAUROIS (Hachette, 1965, 622 pages à lire, appendices compris, acheté 4 € au « Livre à Lili », rue Belfort, début octobre), m’a de nouveau projeté sur la planète BALZAC. Un continent, un océan, une planète, je ne sais pas au juste. En tout cas un bonhomme hors du commun, qui, curieusement, s’est très tôt considéré comme hors du commun, et surtout, n’a jamais, depuis l’adolescence, douté de son génie. 

 

Mais qui est devenu un génie à force de travail forcené, toujours poussé par l’urgence de payer ses dettes. Fascinant. C’est d’ailleurs un peu le reproche que je ferais à ANDRÉ MAUROIS, qui cède un peu, tout au long de son ouvrage, à la tentation de l’admiration pour une sorte de colosse d’énergie, et d’une fascination pour l’aspect « course de vitesse avec la mort » présentée par la vie de BALZAC. 

 

C’est en tout ca l’image qui s’en dégage. Sans que ce soit nuisible à l’exactitude, puisque, là encore, les faiblesses du personnage apparaissent en pleine lumière, sans rien ôter jamais à l’impression de puissance créatrice, qui en apparaît dès lors comme tant soit peu magique, pour ne pas dire extraterrestre. 

 

Ce que MAUROIS fait bien partager, et en cela, il faut lui savoir gré, c’est que La Comédie humaine n’est pas sortie de nulle part, et qu’en 1833 (BALZAC a 34 ans), c’est chez un écrivain expérimenté que l’idée prend naissance. Un projet gigantesque, démesuré à l’échelle d’un seul homme. L’esprit encyclopédique de la Renaissance s’appelait PIC DE LA MIRANDOLE. 

 

Eh bien, HONORÉ DE BALZAC est exactement le Pic de la Mirandole du roman mondial au 19ème siècle. L’époque actuelle est, à cet égard, dans un lamentable et désolant état de rabougrissement (« Il vaut mieux être un éléphant qu’un rat … Qu’un rat bougri surtout », dit Obélix à la page 33 du Combat des chefs) pour comprendre la dimension quelque part surhumaine de BALZAC. Ce en quoi on ne peut que suivre MAUROIS dans sa dévotion à Prométhée (titre de son bouquin sur l’auteur : Prométhée ou la vie de Balzac). 

 

J’avais commencé mon pèlerinage à BALZAC par la lecture d’un pavé horriblement savant d’un grand universitaire (mais très lisible, malgré l’épaisseur) : Le Monde de Balzac, par PIERRE BARBÉRIS, Arthaud, 1973, 575 pages à lire, 10 € au « Livre à Lili », rue Belfort. L’auteur, qui a publié sa grande thèse Balzac et le mal du siècle en 1970 chez Gallimard, se donne pour tâche d’organiser  la lecture du monument monumental qu’est La Comédie humaine. 

 

Il a tout lu, correspondance comprise, de ce qui concerne l’œuvre (alors que MAUROIS met en valeur les Lettres à l’étrangère et autres lettres intimes, à valeur exclusivement biographique, quoique …), et offre au lecteur curieux, même débutant, des points de repère d’une robustesse à même d’impressionner. Je ne suis malheureusement pas sûr que ce genre d’ouvrage se prête à la diffusion en supermarché et au tirage de masse. 

 

Et pourtant, je remercie l’universitaire sérieux, car il me rend familiers les personnages de La Comédie humaine, qui sont autant d’avatars, finalement, de leur inventeur. Et pour dire combien certains ont acquis une existence plus vraie que la réalité, une anecdote suffira : à quelques jours de sa mort, BALZAC aurait déclaré à un proche : « Il n’y a que Bianchon qui pourrait me tirer de là ». Il faut savoir que Bianchon, c’est LE médecin de La Comédie humaine, qui fait des apparitions (fugitives ou marquées) dans un nombre incroyable des romans du cycle. Elle n’est pas belle, l’histoire ? 

 

Comme quoi, en définitive, ce n’est pas nul, de s’intéresser à la vie des grands auteurs. Oui, amende honorable, ça s’appelle. Vaut mieux tard que jamais, non ?

 

Voilà ce que je dis, moi. 

jeudi, 25 octobre 2012

BALZAC 3

Pensée du jour : « Pascal a dit : "Douter de Dieu, c'est y croire". De même, une femme ne se débat que quand elle est prise ».

 

HONORÉ DE BALZAC

 

 

BALZAC a donc "pissé de la copie" pour payer ce qu’il devait à ses créanciers. Mais il faut être juste : EUGENE SUE, à la même époque, eut plus de succès, tout en pissant comme lui l’épisode quotidien de son feuilleton pour le journal. Mais franchement, est-ce que vous avez mis le nez dans Les Mystères de Paris ? Si je voulais comparer, je dirais que c’est la dispute des poissonnières des Halles en face des plaidoiries de PERICLÈS devant les juges d’Athènes. Dit autrement : le nez dans la bouse du géotrupe stercoraire comparé au vol plané du grand oiseau d’altitude.

 

Pisser de la copie comme BALZAC ? Qui aujourd’hui serait assez fou pour ne pas signer le contrat ? C’est sûr que Le Père Goriot, considéré par beaucoup comme le chef d’œuvre, à cause du concentré qu’il représente, ne fut pas écrit en trois nuits, mais il fut achevé au château de Saché, chez monsieur DE MARGONNE, par un BALZAC vissé à la table éclairée par une fenêtre donnant sur une belle allée d’arbres centenaires. Le nombre de litres de café très fort absorbés pour la circonstance n'a jamais été précisé.

 

Il faut visiter Saché, un gros manoir plutôt qu’un vrai château. Enfin si, quand même un château, quand je revois la photo prise en 1983. Un beau jardin, un drôle de mur aveugle en plein sud. L’intérieur, j’ai oublié, sauf deux détails : la chambre qu’occupait BALZAC quand il y séjournait, petite, soigneusement reconstituée, y compris la cafetière sur la table, avec vue sur les arbres centenaires ; et la bibliothèque amoureusement et méthodiquement rassemblée par PAUL METADIER, avec tout ce qui a paru sur HONORÉ depuis sa mort en 1850. Et je peux vous dire qu'il en faut, des mètres de rayon. Un seul mot : impressionnant !

 

C’est vrai que, quand vous avez vu la chambre de Saché, vous vous demandez de quelle source secrète un homme ordinaire peut faire émerger un tel torrent d’inspiration. Et surtout, peindre le tableau (forcément incomplet, mais essayez de faire le dixième de ça, vous) d’une société entière, dans sa diversité et sa multiplicité. Son baroque et ses difformités, si vous voulez. Et vous vous dites qu’il était tout, sauf un homme ordinaire.

 

Finalement, le problème de BALZAC, je me demande s’il n’est pas de ne pas avoir, vu l’époque et les mœurs du temps, trouvé un mécène. Et je me demande même, au cas où il l’aurait trouvé, le mécène, si son œuvre aurait été ce Niagara qui emporte tout. Et si BALZAC n’a pas été obligé d’être un génie, simplement parce qu’il devait payer ses fins de mois. 

 

L’idée est assez idiote, parce que si ça se passait comme ça, il y aurait pléthore de génies sur la Terre. Aux obsèques (je pense au nom de Gobseck, l’usurier), au ministre qui lui disait : « C’était un homme distingué », VICTOR HUGO eut la dignité de répondre : « C’était un génie ». Rien n’autorise à penser qu’il en fût jaloux, pensez : nul n’aurait eu l’idée saugrenue de lui disputer la couronne de « géant des Lettres » qui ornait son front à l'époque. Le « géant » pouvait bien reconnaître, à présent qu’il était mort, l’existence d’un « Hercule des Lettres ». HUGO, de trois ans plus jeune, a encore trente-cinq ans devant lui. La vie est injuste.

 

Reste que la vie de BALZAC a consisté à courir. Avec un optimisme rétrospectivement pathétique : dans son esprit, demain devait lui apporter fortune, gloire et prospérité. Et stabilité. Ce n'est pas le moins étrange. Il n'a jamais eu ni la première, ni la troisième, ni la dernière. Quant à la gloire, il en a eu maint témoignage en se déplaçant en Europe : il était rarement incognito. Il a couru pendant cinquante et un ans. Il n'avait pas fini sa cathédrale romanesque, mais il n'aurait pas pu faire un pas de plus. Le récit de sa fin serre le coeur. 

 

Comme ma mémoire ressemble à un noyau de cerise, comparée à l'énorme citrouille qui a servi de réservoir à BALZAC, je n’ai pas tout retenu de La Comédie humaine. Loin de là. Le premier récit qui me revient, est une nouvelle de 1830, El Verdugo (en espagnol : le bourreau). Je la conseille aux parents qui aimeraient bien amener leur jeune babouin, réfractaire à la lecture, à s’y mettre. C'est par elle que le virus balzacien m'a contaminé et ne m'a plus lâché. Maladie heureusement incurable. 

 

Ça se passe pendant la guerre d’Espagne. Le commandant Victor Marchand occupe avec ses hommes le château du marquis de Léganès. Grand seigneur, "Grand" d’Espagne, Léganès a accueilli le détachement français courtoisement, ce qui ne l’empêche pas de jeter contre les soldats une bande armée qui les extermine. Tous, sauf Victor Marchand, que la fille du marquis, qui l'a regardé toute la soirée, prévient pour qu’il s’enfuie. 

 

Le général G…t…r une fois prévenu, la vengeance se prépare. Le débarquement anglais ayant échoué par précipitation, les Français occupent le pays, fusillent deux cents Espagnols, s’installent au château. Le général fait dresser sur la terrasse autant de potences qu’il y a de prisonniers dans la salle où, la veille, se tenait un bal joyeux. Marchand transmet à son chef le vœu formulé par Léganès d’avoir l’honneur traditionnel de voir la famille décapitée plutôt que pendue. 

 

« Soit, dit le général ». Après quoi, il ajoute : « Je laisse sa fortune et la vie à celui de ses fils qui remplira l’office de bourreau. Allez, et ne m’en parlez plus ». Bien sûr, le clou de cette nouvelle tragique et spectaculaire est la décapitation, par Juanito, l’aîné de la famille, de ses propres parents et de ses frères et sœurs, y compris la belle Clara, pour laquelle Victor Marchand en pinçait.

 

Et BALZAC le comprend, le pauvre, car elle a une chevelure noire et la taille souple : « C’était une véritable Espagnole : elle avait le teint espagnol, les yeux espagnols, de longs cils recourbés, et une prunelle plus noire que ne l’est l’aile d’un corbeau ». Oui, je sais, ça fait cliché. Mais à l'époque ? Pour un peu, BALZAC se verrait bien à la place de son personnage. Et je crois bien qu'il y a là un des grands secrets de ce que les savants analystes qualifient d' « effet de réel » : l'auteur est capable de s'identifier à tous ses personnages. Successivement. Quelle prouesse mentale et stylistique ! 

 

La scène proprement dite de l’exécution est expédiée en une page absolument magistrale d'intensité, de sobriété et de sombre grandeur : pour BALZAC, voilà comment doit se comporter un véritable aristocrate. Le nom ne doit pas s’éteindre. Et le père s’adresse à son fils horrifié par la tâche inhumaine : « Juanito, je te l’ordonne ». 

 

Et devant cent notables de la ville, qui ont été amenés sous les potences auxquelles les domestiques ont été pendus, Juanito coupe la tête de sa sœur (« Allons, Juanito, dit-elle d’un son de voix profond. »), puis celles du petit Manuel, de Mariquita, de son père (« Maintenant, marquis, frappe sans peur, tu es sans reproche », c'est presque une phrase destinée à "faire formule").

 

Quand sa mère s’approche : « Elle m’a nourri ! s’écria-t-il », elle comprend qu’il ne pourra jamais. Alors elle se précipite du haut de la terrasse, « et alla se fendre la tête sur les rochers. Un cri d’admiration s’éleva. Juanito était tombé évanoui ». Le roi d’Espagne décerne à ce dernier « le titre d’El Verdugo, comme titre de noblesse ». Dévoré par le chagrin, Juanito, marquis de Léganès, attend « que la naissance d’un second fils lui donne le droit de rejoindre les ombres qui l’accompagnent incessamment ».

Alors c’est sûr, cette veine héroïque, dramatique, intense et cruelle fait figure d'exception, dans la production de BALZAC. Mais vous comprenez que, ayant commencé (entre autres) par cette histoire, l’ado que je fus ait eu envie de plonger le nez dans cet océan que constitue La Comédie humaine. Je n'ai pas eu à le regretter. Je lui dois bien des choses. Respect à vous, monsieur DE BALZAC.

 

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

 

mercredi, 24 octobre 2012

BALZAC 2

Pensée du jour : « Quand Mannekenpis, Karachi ».

 

PROVERBE UZVARECHE

 

Variante uzvaro-bachkir : « Quand Saint-Sulpice, Mammamouchi ».

 

 

Ce qui hallucine aussi, dans la biographie de BALZAC (par exemple celle d’ANDRÉ MAUROIS, Prométhée ou la vie de Balzac, Hachette, 1965), c’est son énorme capacité à graver dans son disque dur, en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, un décor des rives du Cher (Le Lys dans la vallée), les coulisses de la vie bourgeoise dans la ville d’Issoudun (La Rabouilleuse), les aléas industriels d’une imprimerie à Angoulême (David Séchard dans les Illusions), bref : une multitude de décors, de situations et de personnages qui lui farcissent la tête, comme autant de tiroirs qu'il n'aura qu'à ouvrir pour les en tirer pour rendre les mouvements de la vie dans ses livres.

 

Il porte en lui toute une société, dans sa diversité et sa multiplicité. C'est lui qui le dit. Et il faut le croire : les preuves sont là. Même si l'universitaire PIERRE BARBÉRIS (Le Monde de Balzac, Arthaud, 1973) relativise l'expression "toute une société". Il montre (démontre) que BALZAC s'intéresse tout particulièrement à l'aristocratie et à la bourgeoisie, ce qui fait déjà pas mal de monde. Il montre aussi que le peuple (le petit) est à peu près absent de La Comédie humaine. Moi, si je dis qu'il fallait bien laisser des sujets à EMILE ZOLA, vous serez d'accord avec moi, non ? 

 

Ce qui fascine par ailleurs, c’est que, mort à l’âge de 51 ans, il a eu moins de 20 ans pour écrire toute son œuvre : il a trente ans quand il publie Les Chouans, son premier « grand livre ». Il en a 48 quand il publie les derniers, La Cousine Bette, Le Cousin Pons, Le Député d’Arcis (inachevé). Ne parlons pas des innombrables lettres écrites quotidiennement. 

 

Mais c’est un travailleur prodigieux. Il épuise rapidement ceux qui se hasardent à lui servir de secrétaires. Aucun de ceux qu’il aura embauchés (dont JULES SANDEAU, un temps compagnon d’AURORE DUDEVANT, dite GEORGE SAND) ne résista longtemps au rythme inhumain que lui faisait subir BALZAC, qui se faisait réveiller à minuit pour travailler les 18 heures que la veille lui laissait. Pas tous les jours, j’imagine. Ce qui explique sans doute quelque peu sa fin précoce, compte non tenu des quantités astronomiques de café qu’il eu le temps d’absorber. 

 

Mais quand on regarde la vie de BALZAC, tout, absolument tout est étonnant. Lui qui n’est pas beau, à proprement parler, avec son corps rond et son nez bizarre, a eu toute sa vie l’art de mettre dans sa poche, puis dans son lit, les femmes qui lui plaisaient. 

 

A commencer par LAURE DE BERNY, respectable mère de famille de vingt-deux ans son aînée, et qui finit par céder à ses ardeurs. Bien lui en a pris : elle se révèlera une conseillère hors-pair dans le travail et la maturation de l’écrivain. Pas la peine de compter ses conquêtes féminines. Bon, c’est vrai qu’avec la duchesse de CASTRIES, il est tombé sur un bec : il ne faut pas exagérer. 

 

Après BALZAC et les femmes, BALZAC et l’argent. Ce qu’il désirait le plus âprement, c’était de faire fortune. Malheureusement, il n’avait pas la bosse des affaires, c’est le moins qu’on puisse dire. S’agit-il d’investir dans une imprimerie ? Banco. Mais comme il n’a jamais un sou devant lui, il emprunte. Quand l’entreprise se casse la figure, il a deux fois des dettes. S’agit-il d’investir dans des mines d’argent en Sardaigne ? Quand il s’avise de donner suite, c’est trop tard. Des actions dans les chemins de fer du Nord ? Elles baissent inexorablement. 

 

C’est sûr qu’en imagination, il a bâti des fortunes pharaoniques. A l’arrivée, les dettes s’accumulent. Il a les créanciers aux trousses. Il loue même (je crois que c’est à Passy) une maison qui s’ouvre sur deux rues différentes, au cas où. Et il n’est pas impossible que, s’il a écrit pour le théâtre (six pièces au total), c’est dans la perspective de se refaire un compte en banque présentable (il paraît que ce n’était pas faux). 

 

Ce qui est sûr, c’est que BALZAC a gagné des fortunes. Mais un vrai paquet de fric, tel qu’on n’en a pas idée. Ce qui est sûr, c’est qu’il aurait pu devenir riche, au sens où on l’entendait dans la classe à laquelle il appartenait, et plus encore dans celle à laquelle il voulait accéder. Et le pathétique, dans la vie de BALZAC, il se situe, à mon sentiment, exactement là. 

 

Parce que son problème, c’est quand même qu’il a laissé à son épouse polonaise des ardoises à foison, qu’elle semble avoir réglées (sur sa fortune personnelle) jusqu’au dernier centime. Mais le raisonnement de l’auteur se tenait. Il se disait : j’ai besoin des capitaux d’untel et untel. Je vais les convier à un repas pour en discuter. Si je veux leur donner envie d’investir, je ne peux pas faire le pingre. Soyons royal ! Et BALZAC, en cette matière, fut toujours royal. Mais jamais sur fonds propres. Toujours à crédit. 

 

Parce que l’un des mystères les plus hermétiques de la vie de BALZAC est là : plus le temps a passé, plus la vitesse s’est accélérée, et plus les dettes se sont accumulées. Quelle énigme, quand même ! C’est sûr que, s’agissant du luxe, il n’a jamais lésiné. Et il en connaissait un rayon, le bougre. Il se faisait faire des cannes à pommeau incrusté de pierreries, au point qu’il était connu pour ça dans les gazettes. 

 

Et le luxe, il voulait vivre dedans. Meubles, tableaux, tentures, tapis, vases précieux, rien n’avait de secret pour lui. Et tout ce qui coûtait le plus cher était bon. Il acheta même chez un antiquaire une commode ayant appartenu à MARIE DE MEDICIS. Peut-être l’a-t-il cru. Il achetait donc, à tout va, avant d’avoir l’argent pour payer. Ce qui renvoyait après tout à un chapitre de RABELAIS, auteur qu’il affectionnait particulièrement : « Eloge des debteurs et emprunteurs ». 

 

Et comment payait-il ses dettes ? En PISSANT DE LA COPIE. Aussi net et aussi brutal que ça. Je n’y peux rien. La Comédie humaine ? C’est tombé de la plume d’un tâcheron qui était obligé de pisser de la copie pour payer ses dettes. Surtout que plusieurs de ses bouquins, selon les mœurs du temps, lui furent achetés avant qu’ils fussent écrits. BALZAC, qu’on se le dise, est un homme du projet. Un homme qui se projette sans cesse dans le futur. Un futur forcément radieux et reposé. Mais HONORÉ DE BALZAC, qu’on se le dise, ne s’est jamais reposé.

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

A suivre.

mardi, 23 octobre 2012

BALZAC 1

Pensée du jour : « Toutes les colombes sont des Robespierre à plumes blanches ».

 

HONORÉ DE BALZAC

 

 

Il signa HORACE DE SAINT-AUBIN ces livres qu’on appelle aujourd’hui « romans de jeunesse ». Il devait tenir à la particule, parce que, dans son vrai nom, il s’est tellement peu fait à son absence qu’il a voulu à toute force l’ajouter. Son vrai nom ? HONORÉ BALZAC. Qui, aujourd’hui, songerait à l’en priver, de sa particule imaginaire ? 

 

HONORÉ DE BALZAC, donc. Mon premier contact avec ce monument de la littérature, je ne dis pas « française », mais universelle, remonte à mon adolescence, lorsque mon père se mit à acheter pour moi, mois après mois, chacun des 37 volumes qui constituent l’édition du Cercle du Bibliophile. Cette édition ne vaut certes pas celle, beaucoup plus scientifique (et beaucoup plus chère !), donnée par le Club de l’Honnête Homme, à peu près à la même époque. Mais enfin, je m’en contentais. Il y avait l’essentiel : le texte. 

 

Ce qui a sauvé BALZAC à mes yeux, c’est de n’être jamais devenu un objet d’étude au lycée. Il a évité le grand tort qu’on fait subir aux grands auteurs de tenter de les expliquer en classe. Il a évité le total discrédit injustement tombé sur CORNEILLE, dont monsieur LAMBOLLET avait eu l’idée lumineuse de nous faire étudier la pièce Cinna. CORNEILLE ne s’en est pas remis. C’est un tort, je sais, mais que faire ? 

 

Quelle idée, aussi, de faire travailler des gamins de douze ans (c’était en cinquième) sur une œuvre éminemment politique (le sujet : la clémence d’Auguste envers un comploteur) ? 

 

On ne dira jamais assez combien, à quelques exceptions près, l’enseignement de la littérature tel qu’il était pratiqué, je veux dire : en vue d’obtenir une note au baccalauréat, est un des moyens de dégoûter les jeunes de la littérature. Comment leur donner le goût de la lecture ? Je le déclare solennellement : je n’en sais fichtre rien ! Quant à moi, je l'ai gardé, cultivé, développé. 

 

BALZAC fut donc sauvé. VICTOR HUGO aurait pu l’être aussi. C’est certain, il y a Notre-Dame de Paris, Les Misérables, Quatrevingt-treize. Oui, il y a le fleuve poétique (« Ce que dit la bouche d'ombre », c'est dans Les Contemplations : « Tout vit, tout est plein d'âme »). Mais il fait aussi exprès de se rendre insupportable. Car il y a aussi l’enflure, le déluge des images (« le pâtre promontoire au chapeau de nuée »), et puis il y a le culte, que dis-je, l’idolâtrie de l’antithèse (vous savez, dans Ruy Blas, le « ver de terre amoureux d’une étoile »). 

 

Bon, c’est vrai, HUGO emprunte ce goût du contraste violent au CHATEAUBRIAND des Mémoires d’outre-tombe. Mais ce qui reste mesuré chez celui-ci, HUGO en fait un Everest. Et puis CHATEAUBRIAND, toujours dans les Mémoires, consent à la simplicité du style quand il s’agit de décrire la nature et de raconter son passage du Saint-Gothard. HUGO n’est jamais modeste. J’exagère, je sais. Alors disons qu'il l'est rarement. 

 

C’est donc sans y être obligé que j’ai lu toute La Comédie humaine, ou presque. J’ai commencé à faiblir quand sont sortis les volumes contenant les Contes drolatiques, des pastiches bien corsés et bien verts de la langue baroque de RABELAIS et BEROALDE DE VERVILLE, dans la veine des Fabliaux du moyen âge (curés pécheurs jamais repentis, adultères joyeux, …). Quant au théâtre et aux romans de jeunesse, s’il me reste un jour du temps, pourquoi pas ? 

 

La Comédie humaine, c’est déjà un morceau respectable en soi. Je n’ai pas vu le temps passer. Les Illusions perdues ? C’est passé comme un rêve. Rubempré, « plus léger qu’un bouchon [qui dansait] sur les flots », ballotté au gré des D’Arthez et des Lousteau. 

 

Ah, du côté des femmes, Rubempré qui erre de la Bargeton à la Coralie, puis de La Torpille à la Maufrigneuse et à la Sérizy (mais ça, c’est dans Splendeurs et misères des courtisanes) ! On suit. Et on erre en sa compagnie, de la province profonde d’où il essaie de s’arracher jusqu’à son terrible suicide obscur (réussi, celui-là) à la Conciergerie, et des rêveries poétiques en compagnie de David Séchard aux sombres machination en compagnie de Carlos Herrera (alias Vautrin). 

 

Les deux grands BALZAC qui apparaissent dans La Comédie humaine, c’est bien sûr Rubempré et Rastignac. Je ne m’attarderai pas sur le fameux « A nous deux maintenant ! », que ce dernier lance au Paris illuminé qu’il voit du haut du Père Lachaise, où il vient d’être obligé d’emprunter pour payer les fossoyeurs qui ont enterré le père Goriot. Les filles de celui-ci ont eu l’obligeance d’envoyer leurs voitures (vides mais armoriées) à l’enterrement. 

 

On pressent la suite de la carrière d’Eugène dans la dernière phrase du livre (je parle du Père Goriot) : « Et pour premier acte de défi qu’il portait à la Société, Rastignac alla dîner chez madame de Nucingen ». Nuncingen, c’est le banquier dont BALZAC prend soin de rendre l’accent alsacien dans la graphie. Et dont la femme sera la maîtresse de Rastignac. Mais c’est vrai, Rastignac est moins sympathique et pitoyable que Rubempré. Ce dernier a trop besoin d’être aimé. Et Rastignac est trop cynique. 

 

Pourquoi je dis « les deux grands BALZAC » ? Est-ce que ce n’est pas évident ? Rastignac et Rubempré sont des émanations de BALZAC. Mais autant (non, bien davantage) que De Marsay, Maxime de Trailles, voire le dévoué et lucide avoué Derville. D’autres. 

 

N’y a-t-il pas encore de lui dans le banquier Nucingen, le calculateur et spéculateur sans scrupule ? Dans Birotteau, l’entrepreneur patient et honnête qui se fait plumer quand il veut changer d’échelle ? Ce qui hallucine, c’est la capacité de BALZAC à doter tous ses personnages de quelque part de lui-même, selon les aspirations ou les calculs qu’il a besoin de mettre en action.

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

A suivre.

mercredi, 17 octobre 2012

L'EURO ET L'IDENTITE NATIONALE

Pensée du jour : « Peu d'oeuvres donne beaucoup d'amour-propre, beaucoup de travail donne infiniment de modestie ».

 

HONORÉ DE BALZAC

 

 

Je serais assez tenté d’accuser les hauts responsables de la France (principalement politiques, mais aussi médiatiques) d’avoir sciemment laissé tomber en déshérence les notions de nation et d’identité nationale. Tenté aussi d’attribuer à cette déréliction volontaire la floraison d’un mouvement comme le Front National, dont l’essentiel de la doctrine se résume d’ailleurs à la nation (« préférence nationale », « souveraineté nationale », et deux ou trois autres babioles, gadgets et bricoles).

 

 

Je vais vous dire, si la nation avait été portée par les grandes voix politiques, LE PEN serait resté le borgne qui faisait 3 ou 4 % aux élections. A cet égard, le fait qu’il doive son ascension électorale au machiavélisme tactique de FRANÇOIS MITTERRAND, en dit long sur le « sens de l’Etat » dont celui-ci a fait preuve.

 

 

Mais ça en dit long aussi sur son patriotisme : la redoutable bête politique qu’il fut a mis la France au service de son ambition et de sa carrière. CHARLES DE GAULLE a fait le contraire, avec un certain orgueil et une certaine classe, faisons-lui au moins ce crédit, en mettant son ambition et sa carrière au service de la France. DE GAULLE aurait fait un excellent homme d'Etat sous l'Ancien Régime.

 

 

Pour POMPIDOU et GISCARD, qui lui ont succédé, la nation française n’était pas encore une faribole, mais déjà plus tout à fait une priorité, perdant alors en netteté. Et la façon dont les politiques actuels se réfèrent aujourd’hui à « nos valeurs » a quelque chose de profondément obscène.

 

 

Et je n’oublierai pas que, sur la photo présidentielle (prise par l’estimable RAYMOND DEPARDON), le drapeau français, en toile de fond, partage l’espace avec le drapeau européen. Le message est clair : le drapeau tricolore n’occupe plus que la moitié du lit.

 

 

D’ailleurs, je ne sais pas si vous avez remarqué, mais vu comme sont présentées les trois couleurs, ça devient le drapeau des Pays Bas. Le gag n’est sans doute pas volontaire. Pendant ce temps, le drapeau azur à étoiles d’or, vous pouvez le tourner dans tous les sens, ce sera toujours le même cercle vicieux.

 

 

Et toujours à propos d’Europe, mais avant de passer à autre chose, parlons donc de l’euro. Qui a fait l’euro ? Et pourquoi ? Comment s’est passé l’abandon des monnaies nationales ? Le Franc ? Dissous dans la grande marmite européenne. Le premier franc ? Il a été battu (de « battre monnaie ») en 1360. Et je dis que le franc entrait pour beaucoup dans la définition de l’identité nationale française. Et l’abandon du franc nous renvoie toute notre histoire à la figure, aujourd’hui que l’euro coule.

 

 

Vous savez ce que ça veut dire, « franc » ? Comme il fallait payer la rançon de JEAN LE BON prisonnier des Anglais, on a appelé la monnaie qui l’a fait sortir de sa prison du nom de « liberté ». Regardez en France, le nombre de villes qui portent « franc » dans leur nom. Regardez le nombre d’expressions de notre langue : « franc-jeu, franc-maçon, franco de port, franc-parler, franc-tireur, … ». « Franc », ça veut dire « libre ».

 

 

La part d’identité nationale française que nous devions à cette monnaie qui nous était spécifique, a été purement et simplement jetée à la poubelle, au nom d’un pur et simple PARI fait au début des années 1990 par FRANÇOIS MITTERRAND, une grande fusion de toutes les identités nationales dans une identité supranationale. Sauf que la monnaie ne suffit pas à faire une identité. Or le reste (identité politique) n’a pas suivi. Ou précédé.

 

 

Ce n’est pas pour rien que JEAN-PIERRE CHEVENEMENT, dans La France est-elle finie ? (Fayard, 2011), a parlé du « pari pascalien » de MITTERRAND, au début des années 1990. Le « pari » de PASCAL, si je me souviens bien, se formule à peu près comme ceci : « Pariez sur l’existence de Dieu. De toute façon, ça ne vous coûte rien et, si Dieu existe, ça vous rapportera la vie éternelle ». Je résume. Le gros lot, quoi. Zéro de mise, en quelque sorte, pour un jackpot infini. Mais un jackpot supposé. Remplacez Dieu par l'euro, l'équation reste la même.

 

 

Le fond du jackpot, les Grecs sont en train de le toucher (du doigt, de la langue et du reste). Mais en somme, ils n’avaient qu’à ne pas parier comme des fous. C’est vrai qu’ils se sont fait prêter par « Dieu », en masse, de la vie éternelle anticipée, « à profiter de suite » en quelque sorte. Ils n’avaient pas le temps d’attendre. Ils ont inversé les termes du pari. Et ils ont bouffé le jackpot avant d’avoir trouvé les bons numéros. Bien fait pour eux. Le problème, c’est que d’autres risquent de suivre.

 

 

Personnellement, je n’aimerais pas que ça nous arrive.

 

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

 

vendredi, 21 octobre 2011

RECETTE POUR AIMER LIRE ?

Après m’être gavé de livres d’ambition finalement modeste, j’ai attaqué des choses un peu plus sérieuses (= un peu plus corsées, j'étais ado). Je garde pieusement le souvenir de Un Nommé Louis Beretti, de DONALD HENDERSON CLARKE. L’action se passe dans un « quartier » de New York, où les garçons, comme les légumes sauvages, poussent sans tuteur, s’agglomèrent en bandes, et font régner leur ordre quand ils ont acquis la poigne nécessaire.

 

 

L’intérêt, ici, c’est « l’impression de réel » : l’auteur a beaucoup fréquenté des lieux analogues à ceux qu’il décrit, et arrive à mettre le lecteur dans le bain, en racontant l’enfance indéterminée de Louis, qui commence par observer, jusqu’au moment où il accède au rang de « dur ». Il y a évidemment les ingrédients de la « littérature populaire », à commencer par la violence, mais aussi un aspect « roman d’initiation » qui a sans doute été pour quelque chose dans le vif souvenir que j’en ai gardé, notamment les quelques moments qu’il passe, sur un toit d’immeuble, en compagnie d’une fille.

 

 

Je me souviens aussi assez nettement de L’Innocent, de PHILIPPE HERIAT. Mais peut-être parce que c’est encore un « roman d’initiation », sexuelle entre autres : les parents ne se figurent pas combien ce genre de lecture peut faire faire des progrès à leurs adolescents. Mais ici, ça se complique de la relation ambiguë entre Blaise et sa sœur Armelle. Leurs chambres sont contiguës, avec une porte entre les deux, le plus souvent ouverte. Quand il l’aperçoit dans son miroir, nue après s’être déshabillée, ça lui fait une commotion. Mais il lui lance quand même un « je te vois » sur lequel la porte claque.

 

 

Il a une aventure (enfin presque) avec une courtisane sur le retour qui en pince pour ce bel athlète, et qui lui fait le grand jeu du déshabillé grand style : « Et Blaise baisa les beaux seins ». C’est une phrase qu’on n’oublie pas. Mais une fois au lit, le pauvre, c’est le bug, l’inertie, la panne, l’accident quoi, et la belle, vexée et humiliée, se met en colère : « Alors comme ça, la prochaine fois, il te faudra une injection de ciment armé ? ». Autre phrase qu’on n’oublie pas (ça fait une paie qu’on ne parle plus de « ciment armé »).

 

 

Avant ou après cette scène, je ne sais plus, il épouse Luce, à laquelle il prodiguera des cajoleries, je ne sais pas si on peut dire, dans ce contexte, … « linguistiques », et avec laquelle il se livre aux plaisirs normaux, une femme, si je me souviens bien, au caractère falot et effacé. Sa sœur Armelle est d’une autre trempe. Il se rendra compte que son lien avec elle est d’ordre incestueux.

 

 

Les livres que je lisais à ce moment-là paraissaient au Livre de Poche, dont le catalogue n’avait rien à voir avec les listes plantureuses, voire bourratives, actuellement en circulation. Il dut y avoir Koenigsmark, de PIERRE BENOÎT, dont je n’ai gardé strictement aucun souvenir, sauf qu’il portait, me semble-t-il, le n° 1.

 

 

En 1965, il y avait en tout et pour tout une quarantaine de collections de poche. J’ai gardé le catalogue, maigrelet, moins de 300 pages, et sur une seule colonne, pour les auteurs, p. 15 à 142, et les titres, p. 145 à 272 ; à côté, le catalogue actuel est pris d'obésité (plus de 1000 pages, et sur deux colonnes). C’est l’époque où je passais une  partie de l’été en Allemagne, et j’avais été stupéfait de trouver, dans la maison (Probstei) de la comtesse, à Möckmühl, le rayonnage du fils occupé par les trois cents premiers numéros du Livre de Poche. Il les avait lus.

 

 

C’est aussi au Livre de Poche que j’ai lu La Maison dans la dune (n° 913), de MAXENCE VAN DER MEERSCH, qui se passe sur la mer du Nord, avec des douaniers harcelant des contrebandiers qui « passent » du tabac. Je n’oublierai jamais la scène où les douaniers pensent enfin tenir un gros flagrant délit, et où le contrebandier, assiégé dans sa maison pleine de tabac, passe tout son chargement dans la cheminée. Il en réchappe, me semble-t-il. Au même moment, j’ai découvert Raboliot, de MAURICE GENEVOIX, tragédie rurale où le braconnier, pour son malheur, tue le gendarme.

 

 

Je garde un souvenir assez clair du personnage du médecin menacé de perdre son âme, dans La Citadelle, d’ARCHIBALD JOSEPH CRONIN, quand il abandonne la médecine des pauvres pour gagner de l’argent, et qui, après je ne sais plus quel événement, revient à la « vérité » de son métier. Il me semble qu’il est marié, et que sa femme s’éloigne de lui à un moment.

 

 

J’ai eu mon époque GRAHAM GREENE, mais honnêtement, il me reste fort peu de choses de Orient-Express, La Puissance et la gloire (qui m’avait fait grosse impression à l’époque), Le Troisième homme (oui, même celui-là, dont j’ai vu le film dans un pensionnat allemand). J’ai eu mon époque JEAN ANOUILH : L’Alouette, c’était Jeanne d’Arc et sa mythologie, mais avec des personnages secondaires attachants, dont le nommé Xaintrailles, l’homme au grand cœur.

 

 

En fait, il y a une recette, et je vous la livre : pour aimer lire, il faut aimer lire. Ce n’est pas une plaisanterie : il faut y aller de soi-même. Comment faire ? Je n’en sais rien. Je sais que le Dormond du Mont-Dragon de ROBERT MARGERIT laisse simplement posé sur un meuble, à l’attention de la jeune Marthe de Boismênil (pour lui corrompre l’imagination) Félicia ou mes fredaines, livre érotique d’ANDREA DE NERCIAT, qu’elle finira par lire très attentivement. Ça peut être un « truc » : la tentation. Peut-être qu’il faut ajouter un peu de salé, un parfum d’interdit pour corser le plaisir. Quand la pompe est amorcée, il n’y a plus ensuite qu’à laisser couler. Mais ça ne marche pas à tous les coups.

 

 

JEAN ANOUILH, je me souviens d’avoir lu son théâtre publié en « poche », même s’il m’en reste seulement des traces : l’amnésique du Voyageur sans bagages, des méprises diverses dans Le Bal des voleurs, bref, si peu que rien. Mais je ne suis pas sûr qu’il faille se souvenir avec conscience, méthode et précision de tout ce qu’on a lu. Ça reste forcément là. Si la tête a oublié, la personne se souvient.  Simplement, c’est déposé quelque part, on ne sait où. L’idée m’est agréable.

 

 

J'eus ma période SACHA GUITRY. Les Mémoires d'un tricheur, c'est encore un livre très bon pour déniaiser l'imaginaire adolescent. Ce gamin, privé de repas pour je ne sais quelle bêtise, se retrouve seul rescapé de sa famille, qui a ingéré des champignons mortels. Quand les autorités arrivent, le médecin le découvre caché je ne sais où, se penche. Et GUITRY ajoute que le gamin voit dans les yeux du toubib une phrase du genre : « Toi pas bête ». Il fera son service militaire à Angoulême : « Si l'on pouvait mourir d'ennui, je serais mort à Angoulême ».

 

 

Il deviendra le gigolo d'une vieille richissime qui lui fait cadeau d'une chaîne de montre. Et il fait si bien que : « Le lendemain, j'avais la montre ». Je me suis amusé aussi à la lecture de son théâtre, dont il ne me reste qu'une impression légère et futile : La Jalousie, Faisons un rêve, N'Ecoutez pas mesdames ! Je me souviens vaguement d'un petit poème : « Montons sur un palefroi, tu m'emmènes je t'enlève », où l'auteur transforme le palefroi en « poulet froid ». 

 

 

J’ai aussi lu avec intérêt le théâtre (pas tout, faut pas exagérer) de JEAN-PAUL SARTRE (si si !). J’en suis revenu. Huis-clos, bien sûr, et Les Mouches (ça parle de Caligula, si je ne me trompe ?). Les Mains sales (une histoire de terroristes, je crois). Mais la pièce qui m’avait impressionné, c’était Les Séquestrés d’Altona, avec un personnage qui apparaît par intermittences en vociférant : « Des crabes ! Des crabes ! ». Comme souvenirs et éléments d’analyse, on fait mieux. Mais je le jure, dût la fièvre quarte me saisir, excepté les nouvelles du Mur, je n’ai plus jamais ouvert un livre de JEAN-PAUL SARTRE.  

 

 

En revanche, Les Croix de bois, ce fut pendant un temps un grand livre. Ça se comprend : je devais avoir seize ou dix-sept ans. J’ai lu plus tard JÜNGER, REMARQUE, BARBUSSE, d’autres, et la vision s’est peu à peu équilibrée. Bon, c’est vrai, l’hérédité est lourde : RENÉ CHAMBE, le grand oncle, était un « héros » de 1914-1918, ayant abattu le cinquième avion allemand de la guerre, un Albatros, à coups de carabine (c’était en 1915), quand il était sous-lieutenant, ce matin-là, avec PELLETIER-DOISY aux commandes du Morane. C'est le commandant De Rose, à la base de la M. S. 12, qui serait surpris, tout à l'heure, après l'Aviatik abattu hier.  Mais le grand-oncle croyait encore, hors de saison, à la chevalerie guerrière, juste au moment où la guerre  devenait la première entreprise industrielle. C’est sans doute ce qui donne à ses livres un ton épique, disons suranné, pour être gentil.

 

 

Quand ROLAND DORGELÈS raconte l’arrivée des types du front qui viennent d’être horriblement  éprouvés, c’est une scène qui ne s’oublie pas. La population assiste à leur entrée, les femmes éclatent en sanglot et eux, ces cons, tout hâves, épuisés et déguenillés, ils redressent la tête, et vous savez quoi ? Ils commencent à frapper le sol du talon, en cadence. On est dans l’épique. C’est peut-être cette scène qui m’a fait m’intéresser, plus tard, aux monuments aux morts de 1914-1918, dont j’ai d’abord collectionné les photos au fil de mes pérégrinations en France, et auxquels j’ai consacré plusieurs dizaines d’articles (82 exactement)  dans mon blog de 2007 (KONTREPWAZON, catégorie Monuments aux Morts).

 

 

Ce qui me plut, dans Le Salaire de la peur, de GEORGES ARNAUD, ce furent le petit port du début, les canailles désoeuvrées, le bordel où les gars allaient se soulager avec les filles, dans des box derrière des rideaux (rouges ?), la tendresse du héros (Strumer ?) pour une des putes et son vague projet de fuite avec elle, la haine du mec non retenu pour convoyer la nitroglycérine, qui remplace le liquide de frein par de l’eau, la route en tôle ondulée, l’explosion du premier camion, la traversée du bourbier de terre imbibée de pétrole, l’extinction du geyser de flammes, l’hallucination érotique du camionneur dans sa cabine, sa mort. Bref, un classique. Du même auteur, on connaît beaucoup moins Les Oreilles sur le dos, tout à fait estimable.

 

 

Je ne vais pas continuer à énumérer, ça commence à m’ennuyer, peut-être vous aussi. En fait, j’ai dit l’essentiel. Pour aimer lire, il faut aimer lire, c’est tout. Mais pour amorcer la pompe à lire, mystère et boule de gomme. Car il n’est pas dit qu’un gamin qui commence par Harry Potter finira par HEIDEGGER, SHAKESPEARE, RACINE ou TOLSTOÏ. Je ne suis pas spécialiste de l’amour de la lecture, et je ne crois même pas que ça existe.

 

 

S’il y avait une recette, ça se saurait. Peut-être, tout simplement, tout bêtement, mettre des livres à la maison, dans le séjour, pourquoi pas ? Laisser traîner un livre ouvert ? Un livre qu'on a soi-même aimé ? S’il y avait une recette, même les adultes auraient du plaisir à ouvrir des livres, ce qui ne saute pas aux yeux aujourd’hui, c’est le moins qu’on puisse dire.

 

 

Ce qui est sûr, c’est que, si je n’avais pas eu, à dix-sept ans, un goût déjà prononcé pour la chose, mon père n’aurait pas, volume après volume, mois après mois, acheté les œuvres de monsieur HONORÉ DE BALZAC au Cercle du bibliophile. Il devait avoir du flair pour ce genre d’investissement, car j’ai dévoré les vingt-quatre volumes de la « Comédie humaine », y compris le pavé des Illusions perdues. J’ai tordu le nez sur les deux volumes de Contes drolatiques, pénible parodie de maître RABELAIS, les deux volumes de théâtre, et les neuf de romans de jeunesse. Mais j’ai quand même gardé les trente-sept. En disant encore maintenant : « Merci papa ».